LONGTIN MICHEL – Lettre posthume de Conrad

Commanditaire : Le Nouvel Ensemble Moderne
Dédicataire : Les Percussions de Strasbourg 
Création : 04/10/2000, Festival Musica, Strasbourg
Effectif : flûte (piccolo), hautbois, clarinette, clarinette basse (cl. en sib), basson, cor, trompette (picc), trombone ténor-basse, 2 violons, alto, violoncelle, contrebasse (5 cordes), piano, percussion
Durée : 27′

Pine Dock, Manitoba (Canada)
7 août 1982
Mon ami, mon frère !
Je vais mourir et j’ai tant souffert que je ne m’en plains pas. La mort me délivre de mon calvaire. Mais je ne t’en ai jamais parlé. Je sens que je te dois ce dernier regard sur mes cinquante ans de vie, puis… je pars !
Le bonheur : ma mère. Sa beauté, son visage adoré : mon monde. Notre profond amour. Jusqu’à Baden-Baden, 1947 : j’ai 14 ans. Temps troublés, pays ravagé par la récente guerre. Nous rentrons un soir. Des soldats anglais ivres et en quête de coupables, prenant mon uniforme pour celui des anciennes Jeunesses hitlériennes, veulent m’exécuter. Ma mère s’interpose entre le fusil et moi. Je vois la balle traverser sa tête. Mon univers éclate.
Devenir fou. Vouloir mourir, mais vivre malgré tout. Alors devenir autre. Mais est-ce vivre ? Recueilli par des parents éloignés, je survis. M’accrocher aux sciences. Devenir l’ingénieur routier que tu as connu. Tracer pour les autres des chemins ; mais en moi, la noirceur.
1960, c’est le miracle : rencontrer Thérèse, ma lumière et mon amour. Bonheur, vie, travail côte à côte. Puis il y a cinq ans, l’accident sur le chantier. Son visage écrasé sous le rocher instable que personne n’aurait pu prévoir. Vivre encore une fois des années d’enfer à plein temps. Puis récemment le diagnostique : tumeur au cerveau.
Mon ami, ma mémoire s’efface. Il ne reste que les douleurs : mes deux amours arrachés, et cette violence faite à leur tête comme à la mienne. Quel sens ? Je l’ignore, et je ne me bats plus pour comprendre. Je glisse vers ma fin qui est peut-être un recommencement, qui sait. Mais avant de partir, je veux te dire : je pense à toi et dans mon dernier souffle, j’emporte avec moi ton surcroît d’ombres !Vis, mon frère  ! Sois heureux  !
À jamais ton ami,
Conrad Schleker M.L.